Manley Laboratories: A la pointe du tube.

Interview with EveAnna Manley 1999

Reprinted with kind permission.

Reprise en main par la propre femme de son créateur, la société Manley Laboratories offre aux amateurs et aux professionnels le nec plus ultra en matière d’audio à tubes. Une visite du côté de Chino, à l’est de Los Angeles, en Californie, s’imposait pour mieux connaître la nouvelle impulsion donnée à la gamme, et à la société, par son nouveau directeur : EveAnna Manley.

 

Sonovision : Après le départ de David Manley, la vie continue ?

EveAnna Manley : Plus que jamais. Hutch (Craig Hutchinson) et moi , aidé de Baltazar Hernandez à la fabrication, nous avons réalisé entièrement la VoxBox, qui a reçu un TEC Award lors du dernier AES. D’ailleurs le nouveau catalogue est dans la même veine, avec énormément de détails, ce qui fait que l’on ne devrait plus me poser trop de questions !

 

S. : J’en ai pourtant quelques unes...Un peu d’histoire ?

EA. M. : David Manley a commencé en Angleterre il y a de nombreuses années en fondant une société spécialisée dans le hi-fi : VTL, Vacuum Tube Logic. Il a ensuite déménagé en Californie avec son fils Luke et c’est là que je me suis jointe à eux en 1989. J’étais encore au collège, mais je voulais absolument travailler dans ce domaine. Mon père a dirigé Ampeg de nombreuses années - vous savez : le gros ampli de basse SVT - société qu’il a vendue à Magnavox en 1972. J’ai donc grandi dans le milieu de la musique, dans l’est des États-Unis, et c’est l’envie d’y rester qui m’a fait émigrer moi aussi en Californie. J’ai donc commencé à travailler avec eux, ne connaissant rien à la soudure, aux résistances et aux capacités : juste ce que j’avais étudié en physique/chimie à l’école. Je fabriquais des circuits imprimés, vissais des châssis, réalisais du câblage, puis j’ai commencé à dessiner des schémas, à tester des équipements, ce que j’ai fait pendant des années. C’est comme ça que j’ai appris, sur le tas, car, à l’époque, beaucoup de produits sortant de fabrication étaient porteurs de défauts et de pannes. On apprend par les erreurs. De plus nous n’avions pas vraiment de schéma imprimé à l’époque, et, comme je suis très méthodique, la première chose que j’ai faite a été de faire de l’ingénierie à l’envers : tous dessiner de manière à avoir des “cartes” pour se repérer. David venait me voir avec les prototypes et me chargeait de supprimer le souffle, par exemple : j’étais la femme de ménage électronique ! J’ai donc pratiquement fait tous les métiers dans l’usine, ce qui est bénéfique : je comprend ainsi mieux le poste de chacun, ce qui me permet de conseiller en connaissance de cause.

 

S. : Vous êtes ainsi devenue une véritable spécialiste de l’analogique et des tubes ?

EA. M. : Effectivement, je n’ai aucune prétention dans le domaine du numérique. Je ne suis pas non plus ingénieur du son, tout ce que j’en sais me vient de nos clients, et par ma curiosité naturelle. Je me suis surtout concentrée sur la fabrication des produits Manley. Vous savez, mon enfance a été bercée par l’idée que les tubes sont meilleurs que les transistors, mes parents ayant un tuner Fisher, à tubes, ainsi que des enceintes AR 2AX. Quand j’ai voulu m’acheter ma propre chaîne, je n’imaginais pas trouver encore des appareils à lampes. Au début des années 80, la hi-fi ésotérique était encore tout transistors, seuls Audio Research et Conrad Johnson concevaient des amplis à tube, dans le très haut de gamme. Il est très intéressant, du point de vue marketing, de voir comment le transistor a été promu à son avènement : l’objectif était de tuer la lampe. À la fin des années 80 est enfin venue la “renaissance” du tube à vide, à laquelle David a pris une sérieuse part d’ailleurs. Les produits VTL avaient un excellent rapport qualité/prix, ainsi qu’un très beau son, ce que Luke n’a cessé d’améliorer. D’ailleurs il n’a pas quitté l’usine d’origine, qui est a seulement 3 km d’ici ! Lorsque je me suis mariée avec David - un grand moment de bonheur - les choses sont devenues un peu folles pour David, Luke et moi : nous dirigions VTL à nous trois. David sortait un produit toutes les deux semaines, Luke s’occupant des revendeurs ainsi que du contrôle qualité. J’ai également rempli ce rôle un moment, en faisant souvent des heures supplémentaires, lorsqu’un employé nous faisait faux bond. C’était fou, de plus nous avions lancé la ligne professionnelle Manley, tenue secrète jusqu’à sa sortie officielle, et acquis le nom Langevin, afin de proposer des produits à transistors : nous allions dans toutes les directions à la fois. David a tenté d’ouvrir une usine en Espagne, et c’est là que tout a explosé. C’était fou, un vrai cas de “Force majeure” (en français dans l’entrevue). Luke rachète VTL à David en 1993, lequel se calme pour un temps, ce qui ne l’empêche pas d’acheter ce bâtiment avec moi.

 

S. : Le lancement de la gamme Manley s’est-il fait avec un catalogue consistant ?

EA. M. : C’est venu assez vite. Nous avions le préampli micro, l’égaliseur Pultec, et David s’est mis rapidement sur un design de compresseur. Nous proposions déjà le pied Starbird Boom, et nous avons lancé le micro Reference Gold dès 1990. Au début nous n’avions que deux ou trois revendeurs dans le monde, nous ne faisions aucune publicité, ce qui fait que nous n’avions aucun article dans la presse.

 

S. : Vous vous cantonniez alors au marché de la hi-fi ?

EA. M. : C’était notre principale ouverture. Nous avions effectivement des produits hi-fi aussi bien chez VTL que chez Manley. À notre premier AES, en 1990, nous avons exposé la plus étrange des choses : une console à tube ! Mais les pros ont été tout de suite intéressés. Ensuite nous avons montré notre Gold Microphone et, au fur et à mesure des salons, on a fini par se souvenir de nous. Depuis que nous avons ouvert cette usine, en 1993, notre meilleure vente a été le limiteur/compresseur stéréo Variable MU.

 

S. : Comment vous positionnez-vous dans un marché du micro plutôt “encombré” ?

EA. M. : C’est en effet un marché qui s’est peuplé énormément ces dernières années. Notre type de production ne nous permet pas de réaliser des micros à 400 dollars. Le Gold est ainsi plutôt cher, du fait que la capsule est produite ici, en Californie. Nous n’avons pas changé son design depuis 1990. D’ailleurs, un an après Sony sortait son micro haut de gamme à tube en le proposant au même prix ! Il est plutôt flatteur qu’ils observent ainsi les petites gens de Chino...Nous vendons 50 exemplaires du Gold par an, peut-être une dizaine du modèle stéréo, et quant au Reference Cardioid, le rouge et noir, entre 75 et 100, pour un prix de quelque 3000 dollars aux USA.

 

S. : Vous avez un projet d’alliance, d’association de fabricants, pouvez-vous nous en parler ?

EA. M. : Avec un certain nombre de bonnes sociétés nous avons pensé qu’ensemble nous serions plus fort, plutôt que de se quereller ou d’avoir la vue basse. J’aime le travail en commun, partager, cela donne une bonne image, une image plus personnalisée, car ce sont des gens qui ont à faire à des gens. Il ne s’agit pas uniquement de boîtiers, de numéros, de chiffres de vente, mais aussi d’être humains. C’est ce que j’essaie de mettre en avant dans cette société. J’aime beaucoup Mackie et MOTU (Mark of The Unicorn) : ils ont pratiquement créé le marché du home studio, tout comme le Pro Tools et la 02R. Ce sont des produits à l’excellent rapport qualité/prix qui ont permis à des musiciens d’aller jusqu’au bout de leur rêve. Je suis par exemple fana de photo, d’autres peignent ou bricolent, mais certains ont pour hobby d’enregistrer ou de composer. Ce phénomène permet à la partie la plus créative de notre industrie d’allant de l’avant. De plus ces amateurs seront demain, pour certains, des professionnels de haut niveau. Certes, c’est très dur, mais tout peut arriver, il ne faut jamais cesser de rêver. Je suis donc très reconnaissante à ces sociétés d’avoir créé ce marché, car nous ne pouvons exister en vendant uniquement aux gros studios. Teac avait certes amorcé le processus mais c’est véritablement Mackie qui l’a fait exploser. Des gens ne cessent de m’appeler en me décrivant leur installation, lorsqu’il cherchent par exemple un bon compresseur, et, le moment venu, lorsqu’ils en arrivent à parler de leur mélangeur Mackie ils en ont presque honte. Je leur dit qu’au contraire, je serais à leur place, au début, je ferais exactement la même chose. Quant à nous, notre politique est de travailler du plus haut vers le bas. Pour bâtir une réputation, il ne faut pas commencer par le plus cheap. C’est pourquoi nous nous adressons plus particulièrement au studios de mastering, ce sont de véritables temples que révèrent tous les producteurs et ingénieurs. Les ingénieurs de mastering sont considérés comme de véritables dieux dans la profession, et dès que l’un d’entre eux s’est équipé en Manley, comme Precision Mastering ou Future Disc, ce fut une véritable réaction en chaîne. C’est comme une pyramide, tout le monde va dans les studios de mastering, y voient notre matériel et le désire.

 

S. : La VoxBox n’est-elle pas un cas à part ?

EA. M. : Elle peut être utilisée dans les studios de “gravure”, en chaînant deux d’entre elles pour la stéréo, avec de fantastiques résultats, mais elle est plus ciblée enregistrement, même si, encore une fois, elle peut être utilisée en mix. En mastering, on voit plutôt le Variable MU, le compresseur stéréo, parfois les amplis, le Pultec EQ, et, pour ceux qui n’aiment pas trop la largeur d’action de l’engin, nous avons le Massive Passive, un égalisateur à tube stéréo 4 bandes dont le filtre d’aigus est particulièrement raide : 60 dB par octave ! Nous avons également été très vite dans les produits numériques, avec notamment des convertisseurs AD et DA, le tout dernier, au panneau doré et aux belles LED bleue, The Wave DAC, bien que conçu d’abord pour le marché hi-fi (avec télécommande infrarouge !), peut constituer d’emblée 80% d’une console de mastering. Il suffit d’y ajouter quelques commandes pour cette application : inversion droite/gauche, mono...D’ailleurs, une blague a parcouru les allées du dernier AES à San Francisco : si une bombe tombe sur le show; il ne restera plus aucun ingénieur de mastering au monde ! Huit sur dix des plus grands noms dans ce domaine travaillent sur Manley. De plus, nous réalisons à la main les commandes de volume pour 5.1, ce qui n’existe pas sur le marché.

 

S. : Parlez-nous de votre “allégeance” à Tannoy.

EA. M. : Manley et Tannoy sont amis et partenaires depuis longtemps. Manley est la seule société, au cours des quelque 70 ans de l’histoire de Tannoy, a qui cette dernière à vendu des haut-parleurs en tant qu’OEM : du jamais vu ! David et Doug Sax avaient déjà signé un premier accord avec le SGM 10 coaxial, ce qui nous a conduit au projet suivant : Manley construisait les enceintes ainsi que les filtres et commercialisait le produit, un monitor de proximité, lequel rencontra immédiatement un grand succès en Californie. Tannoy a arrêté la production de ce 10 pouces, ce qui en fait une pièce rare. J’ai beau les supplier à genoux d’en fabriquer à nouveau, rien à faire, mais peut-être qu’un jour, en persistant...Nous avons donc été obligé d’utiliser un autre 10 pouces et de changer le filtre. Nous poursuivons notre partenariat avec Tannoy, en partageant les mêmes stands sur les salons hi-fi, notamment, et en promouvant en Amérique du Nord un modèle spécial, la Churchill, une enceinte qui pourrait d’ailleurs faire un monitor de mastering idéal. Une anecdote : lorsque nous avons reçu deux paires de Reveal, la superbe petite dernière, très abordable, tout le monde ici en a voulu, ce qui m’a obligé à en commander 42 paires !

 

S. : Votre gamme Langevin vous permet de couvrir des angles de marché impossible à traiter avec Manley. Ainsi vous êtes également dans le transistor ?

EA. M. : Les choses devaient être claires : Manley : tubes, Langevin : pas tubes ! Nous avons acheté le nom à Mark IV, qui ne l’utilisait pas. Actuellement, avec cette marque, nous ne sommes pas trop actif du point de vue de la communication, bien qu’elle se vende tranquillement, mon attention allant plutôt vers les produits Manley et le domaine pro. On a le temps de voir. Pour la hi-fi, nous proposons le petit ampli intégré Stingray, notre nouvelle entrée de gamme, que j’ai dessiné suivant un plan basé sur une symétrie d’implantation des composants. Pour cet ampli, nous avons développé de nouveaux transformateurs de sortie, que nous bobinons ici même, ce qui nous a facilité la vie, en terme de prototypage. Nous dessinons le transfo, nous montons à l’étage et 1 heure après il est déjà dans un ampli en test. On gagne ainsi énormément en temps de conception. Nous faisons tous nos transformateurs audio, mais pas ceux d’alimentation, d’ailleurs nous faisons beaucoup ici : les parties métalliques, les circuits imprimés, la gravure, la sérigraphie, des fiches RCA plaqué-or, des pieds...Et nous stockons plus de 100 000 tubes, avec, pour certains, 20 000 exemplaires de chaque ! Et nous continuons de les choisir avec soin, car nos produits sont aussi bons que le pire de nos tubes...C’est pourquoi nous les testons, les mesurons avec un programme maison d’ordinateur, les préchauffons, les groupons soigneusement, sans pour autant obtenir une garantie complète quant à leur qualité. Mais, dans l’ensemble, le tube est un composant assez fiables.

 

Klaus Blasquiz